Ode à un discours – « We shall fight »

Sa Breguet indiquait seize heures moins vingt
Le vieux lion se murmurait un virelangue
Il souleva son imposant embonpoint
Et remis dans son gousset sa montre étincelante
Son discours posé sur le bel écrin
Près de la masse d’armes dorée
Intriguait tout aussi bien les partisans de Chamberlain
Que les membres de son propre cabinet
Dans un silence le bulldog à la mâchoire empâtée
Débuta solennellement le long exorde
Le désastre des Dardanelles semblait effacé
A Dunkerque par le succès du mosaïque exode
Comme une forteresse derrière lui
Se dressait toute la langue anglaise
Appelée à défendre aujourd’hui
Comme Douvres et ses hautes falaises
L’île de tout temps assaillie
Pour que jamais la voix de la liberté ne se taise
Toute la Chambre déchainée retrouva son courage
Acquiesçait et levait la crête
Au cri des yeah qui concluaient chaque phrase
Le ton était donné, l’Union sacrée était prête
Et l’on crut voir un bref instant
Dans un seul corps tous deux réunis
Pitt, jeune tribun en son temps
Et Wellington chargeant l’ennemi
Empruntant au Tigre sa cymbale militaire
Comme pour rappeler aux Français le temps qu’ils étaient lions
Acclamé, le rhéteur devenait rétiaire
Moqué, le mirmillon germanique devenait mirmidon
Sa voix grésillait à la radio dans chaque foyer
Elle adoubait et armait chaque Briton
Anoblissait l’infirme, le marin et l’ouvrier
Et unissait la rose, le poireau, le trèfle et le chardon
« Nous nous battrons », telle fut l’anaphore
Le cri de l’hoplite, le chant du spartiate
Que la langue appelait à grand renfort
Comme la fronde de David devant Goliath
Chaque mot trouvait sa juste place
Au sein de sa sublime péroraison
Comme des balles introduites dans la culasse
Que ses lèvres envoyaient au front
Chaque fois qu’il jetait le gant, croisait le fer
Comme le grec Démosthène et le latin Cicéron
Dans leurs Philippiques et leurs Catilinaires
Ses mots franchissaient toujours le Rubicon
Il avait enrôlé la langue dans sa marche martiale
Il avait déjà gagné, l’espoir avait éclos
Car chaque mot de Churchill valait mille balles
Et chaque discours de Churchill valait un assaut
Pourtant, des facilités de Lloyd Georges
Il n’avait pas une once
Et par le labeur su dénouer sa gorge
Jusqu’à simuler une naturelle aisance
Si nécessaire il apprenait tout son discours
Si nécessaire, même le mouvement de ses poignets
Les grimaces préméditées et les silences lourds
Sans jamais donner l’impression qu’il le déclamait
Car le talent trahit toujours son complice
Et montre du doigt le travail sur le sentier de la gloire
Tandis que le génie consiste justement à faire croire
Qu’il n’existe nul artifice, qu’il n’y a point de coulisses
Que le seul mérite qui venait à lui échoir
Revenait aux vertus seules du lait de sa nourrice
Ô combien de discours de sa main-même écrits
Portaient en eux ce souffle de démiurge
Le silence dans le secret de la nuit
Qui au poète comme au stratège prête refuge
Ce silence qui dicte aux cœurs hardis
Les mots qui à l’aube s’insurgent
La parole est la suprême parure
Difficile à porter tant elle se rebelle
Mais elle peut aussi être une armure
Si elle ne se contente pas d’être belle
L’uniforme ne fait pas les grands généraux
De même que la parole jamais sincère et toujours déguisée
Qui feindrait même la verve des hérauts
Ne vaudra jamais l’épée soi-même aiguisée
Lui qui lut jeune Gibbon et Macaulay
Se souvint du mythe d’Horatius
Il se voyait défendre sa Manche sacrée
Et repousser les Etrusques sur le Pont Sublicius
Dans le style élisabéthain de son discours
Il réussit comme l’on réussit peu à exalter une nation
A unir tout un peuple comme Henri V à Azincourt
A réveiller en chaque patriote ce noble frisson
L’Allemagne le prenait très au sérieux
Les paroles de ce vieux n’étaient pas dérisoires
Pour les dictatures, rien n’est plus pernicieux
Que quelqu’un qui a de la mémoire
Pour le peuple et son jeune roi
Churchill faisait manifestement figure de père
Il était résolu à mener jusqu’à la fin le combat
Et appelait les Américains à entrer en guerre.
Ismael Zniber